RETOUR VERS L’AUTONOMIE ITALIENNE (2)

 

Bologne, printemps 2017, alors que la ville commémore le quarantenaire de l’année 1977 et tente d’enfermer dans ses musées une réécriture de cette histoire qui lui échappe, les collectifs en lutte tentent de faire revivre en manifestation et dans de multiples événements ce qui a traversé ces dix longues années… À cette occasion, nous nous sommes entretenus longuement avec un camarade membre de Potere Operaio puis de l’Autonomie pour élaborer l’interview qui suit, traduite depuis l’italien et découpée en plusieurs épisodes, en voici la seconde partie.

 

… Une transition parfaite pour parler de l’antifascisme ! (voir partie 1)

 

Comment s’est transmise la mémoire de la période de la lutte antifasciste ? De ce que nous en savons, c’est quelque chose qui a été très structurant dans le mouvement ouvrier après guerre, avez-vous réussi à obtenir une véritable transmission du savoir, de la mémoire de ces luttes ?

Il y a eu de la transmission. Au début des années 70, il y avait beaucoup de militantisme antifasciste, d’ailleurs nous l’appelions  »Antifascismo militante »1. Ça nous avait été transmis par nos pères2 qui étaient nombreux à être des partisans3. Mon père par exemple a été un partisan ici à Bologne, il était dans la brigade Irma Bandiera4. Et énormément d’entre-nous s’étaient intéressés aux luttes justement à travers l’expérience antifasciste de nos pères. L’antifascisme était intrinsèque au mouvement ! Nous nous battions pour les intérêts du prolétariat, et parmi les intérêts du prolétariat, il y a aussi l’antifascisme. Pour nous c’était lié : s’opposer à l’exploitation, aux coups de la police, à la Démocratie Chrétienne qui organisait attentats et massacres dans les gares et les trains5. L’antifascisme au début des années 70 tenait une place très importante dans le mouvement. Au temps des groupes PO (Potere Operaio), Lotta Continua, MLS et d’autres groupes politiques surtout dans le Nord, on s’organisait en équipes, parfois armées, pour aller les chercher, les tabasser pour les rendre  »physiquement inutiles » et les empêcher de sortir de chez eux.

Partisanes dans les rues de milan à la libération, 26 Avril 1945 .
Est-ce qu’il y a eu aussi une transmission matérielle entre partisans et militants après-guerre (armes, techniques…) ?

Ça c’est une histoire très intéressante que nous avons beaucoup étudiée et surtout vécue, nous, les jeunes de l’époque, à la première personne. Parce que, des partisans on en connaissait beaucoup et comme je disais plus tôt, nombre de nos parents ou membres de nos familles avaient été partisans, donc la discussion avec eux a toujours existé. Souvent c’était aussi conflictuel parce que les partisans du PCI (Partito Communista Italiano) disaient que la résistance était finie, que les fascistes avaient été défaits, qu’il n’y avait plus besoin de la lutte armée et donc qu’il avait été juste de déposer les armes. Après il y avait une petite partie du mouvement partisan qui n’avait pas abandonné les armes parce qu’il n’avait pas confiance dans son parti, qui était le parti communiste. Et il lui donnera raison parce qu’après on a vu comment le fascisme est revenu. En Italie, à la différence d’autres pays, le fascisme n’a jamais disparu, il a survécu à la Résistance, à l’avènement de la république et il a continué parce qu’il n’y a jamais eu de dé-fascisation, contrairement à l’Allemagne ou à la France ou à d’autres pays européens6. Togliatti, le chef du PCI, proclama l’amnistie pour les fascistes, on ne les fusilla plus et il sortirent tous de prisons. Les criminels les plus dangereux, tous amnistiés. Et c’est pas grand-chose par rapport a ce qui a été un énorme problème pour nous : tous les fonctionnaires municipaux, de police, de gendarmerie et tous les magistrats, tous les enseignants de l’université ont transité du fascisme à la république. Tous ceux-là étaient fortement compromis dans le fascisme, ils en avaient fait partie et ils se sont transférés directement du fascisme à l’État. Une fois le régime fasciste terminé, ils sont tous restés à leurs postes. Et donc le mode fasciste de diriger le pays est resté, voilà pourquoi une partie, hélas petite, des partisans a résisté parce qu’ils avaient compris que c’était en train d’arriver. C’était les partisans les plus politisés et ils ont alors caché leurs armes.

A partir de 69 , mais surtout en 70-71, et surtout nous de Potere Operaio, on avait des contacts avec ces partisans, à travers des figures intermédiaires, comme Feltrinelli par exemple, si ça vous intéresse allez voir l’histoire de Feltrinelli7 mort sous un pylône à Segrate (près de Milan).

Ces partisans ont donné une partie des armes qu’ils avaient cachées, aux groupes qui à cette époque commençaient à s’organiser pour une lutte armée en Italie. On a eu beaucoup de satisfaction avec ces partisans qui s’organisèrent avec nous jusqu’à ce qu’ils soient vraiment trop vieux et qu’ils ne soient plus en mesure physiquement.

Le reste des partisans étaient aussi avec nous dans l’absolu parce qu’ils se reconnaissaient dans les luttes ouvrières et y participaient pour bon nombre d’entre-eux. Mais ils étaient avec le PCI et le syndicat. Avec ceux-là, on s’entendait bien quand on parlait des fachos mais ils restaient très liés au PCI.

 

Il y avait des groupes fascistes organisés à Bologne8?
Militants fascistes d’Avanguardia Nazionale, Rome , années 70

À Bologne ils ont essayé mais notre tradition antifasciste, même si elle découlait du PCI, était encore très très forte. Dites-vous qu’en 72, la résistance pour nous était à peine terminée, je veux dire qu’elle était en chacun d’entre-nous. J’ai commencé Potere Operaio à 18-19 ans, et en 72 j’avais 23-24 ans comme beaucoup d’autres dans le mouvement. Quand tu es très jeune, tu te jettes vraiment dans les choses et donc l’activité antifasciste était centrale pour nous.

Après 73, il y a eu des transformations pas seulement dans l’autonomie, dans le mouvement en général mais aussi par rapport à l’antifascisme. A ce moment, la manière de se battre contre le fascisme change.

 

C’était des pratiques qui étaient diffusées dans le mouvement ou il y avait des groupes qui se spécialisaient sur l’antifascisme ?

Avant 73, tous les groupes avaient des services d’ordre9. Ils servaient aux organisations étudiantes, ouvrières, etc dans les affrontements de rue. Et en parallèle, il y avait aussi disons des petits groupes spécialisés dans l’antifascisme. Ils s’organisaient en groupe peu nombreux pour rester discrets et allaient chopper les fachos en bas de chez eux. L’objectif n’étaient évidemment pas de les tuer comme faisaient nos pères, nos grand-pères, ce n’était plus possible. Notre objectif était de les invalider c’est-à-dire de rendre impossible physiquement pour eux ne serait-ce que de marcher dans la rue. C’était ça notre objectif et nous l’avons pratiqué dans un sens réellement militant.

Après les choses ont changé parce que la répression anti-ouvrière sur l’autonomie et le mouvement s’est faite plus forte. Nous avons commencé à considérer l’antifascisme comme, je sais pas trop comment vous dire, un instrument capitaliste pour nous faire perdre du temps. Dans un certain sens, les capitalistes nous piégeaient dans la lutte antifasciste en finançant les fascistes, en les faisant réapparaître dans la rue, etc… faisant ainsi en sorte que nous nous occupions d’eux et pas des luttes. Nous avons alors appris à ne pas tomber dans ce piège, nous avons arrêté de nous occuper des fascistes en allant les chercher et donc d’y mettre plein d’énergie. Nous avons décidé à l’inverse d’uniquement se défendre quand eux sortaient et de porter toute notre attention aux luttes ouvrières, étudiantes et populaires sur le terrain des quartiers10. S’occuper des fasci si, mais d’une autre manière. Avant c’était vraiment structurel pour nous, c’était vraiment une activité quotidienne. Après 73, on leur mettait dessus quand ils se faisaient voir bien sûr. Mais s’ils restaient tranquilles, nous on voulait faire autre chose.

 

 

1. Antifascismo militante est une appellation construite par les mouvements de la gauche extraparlementaire en opposition avec l’antifascisme institutionnel. Ils prônent l’action contre les groupes et individus d’extrême droite (agression physique, attaque de locaux ou bars , manifestations…) plutôt que leur simple dénonciation morale.

2. On relève que l’on parle ici seulement des « pères » soit des hommes dans la résistance. Or, d’après des estimations, sur les 300 000 participants à la lutte armée contre le fascisme en Italie, au moins 35 000 étaient des femmes. En 1943, des militantes notamment du Parti Socialiste et du Parti communiste fondent les Groupes de Défense des Femmes (GDD). Investis essentiellement par les partisanes des partis communistes, ces groupes s’ouvre en 1944 à toutes les femmes antifascistes. Les membres des GDD assistent les proches des déportés ou des victimes du fascisme, organisent des grèves, créent des réseaux de propagande de la Résistance, du boycottage de la livraison de denrées aux forces militaires mussoliennes et mènent des actions de sabotage de la production de guerre. En parallèle, des résistantes investissent également les groupes armés de partisans telles la Brigade Irma Bandiera. De nombreuses femmes malgré les obstacles d’un carcan social très conservateur se sont ainsi activement impliquées dans la résistance italienne.

3. Le terme de partisans est employé entre autres pour nommer les résistants aux régimes fascistes européens du XXème siècle. Les partisans sont des combattants n’appartenant pas à des armées régulières mais qui ont recours à des actions de guérillas armées pour défendre leurs idées politiques. On parle également de franc-tireurs. Le terme partisan est plus particulièrement utilisé pour les résistants communistes et notamment ceux liés aux partis communistes de l’époque.

4. La brigade Irma Bandiera est constituée à l’été 1944 (elle prend le nom d’une partisane bolognaise torturée et assassinée par les fascistes) et qui regroupe plusieurs noyaux armés qui opéraient dans le centre historique de Bologne et sa banlieue proche. La décision de créer cette brigade fut prise en prévision d’une imminente insurrection populaire. Elle faisait partie de la division Bologne. La brigade eut 94 tués et 46 blessés sur 1066 combattants reconnus.

5. Les années suivant 68 en Italie sont marquées par plusieurs massacres de masse perpétrés par des groupes néofascistes. Les plus marquants étant l’attentat de Piazza Fontana à Milan en 1969 qui tua 17 personnes et l’attentat de la gare de Bologne en 1980 qui  en tua 80. Ces attentats visaient à faire accuser le mouvement révolutionnaire et de fortes suspicions existent sur l’implication des services secrets et du gouvernement italien. Des responsables des services sercrets ont par exemple été condamnés pour entrave à l’enquête dans l’affaire de l’attentat de la gare de Bologne.

6. Il apparaît pertinent de nuancer ici le processus de dé-fascisation dans les autres pays européens. En France, on peut difficilement parler d’une dé-fascisation intégrale au-delà de l’ « épuration sauvage » immédiate (surtout des exécutions sommaires). Des partisans du régime de Vichy s’étant activement impliqués dans la collaboration avec l’État nazi vont bénéficier d’amnisties dès 1947 dans le cadre d’une politique d’unité nationale qui développe aussi en parallèle le mythe résistancialiste diffusé dans la population. Si des sanctions judiciaires sont prononcées en France, l’État va néanmoins mettre en place une politique de répression des collaborationnistes moins dure que dans d’autres pays européens comme la Norvège ou la Belgique. Par exemple, le procès de Maurice Papon, haut fonctionnaire de Vichy, qui se tient dans les années 1990 illustre la reconnaissance tardive du rôle de l’État de Vichy dans la mise en œuvre des politiques nazies et du discours de déresponsabilisation en vigueur jusque là.

7. Giangiacomo Feltrinelli né en 1926 est l’héritier d’une richissime famille milanaise. En 1944, il s’engage dans un groupe de combattants qui participe à la libération de l’Italie et à la lutte antifasciste. L’année suivante, il rejoint la fédération milanaise du parti communiste. Lorsque les éditions milanaises du Parti font faillite, le « milliardaire rouge » décide de pallier ce manque, en fondant la maison « Giangiacomo Feltrinelli editore » en 1954. A la fin des années 1950, le milliardaire prend ces distances avec le PCI pour se rapprocher des courants tiers-mondistes ce qui le conduit à tisser des liens avec entre autres Fidel Castro. A partir de 1969, Feltrinelli s’engage auprès de groupes d’activiste d’extrême gauche, il rentre alors dans la clandestiné et laisse les rênes de son entreprise à sa femme. Le 14 mars 1972, le parcours de Giangiacomo Feltrinelli arrive à son terme au pied d’un pylône électrique supportant une ligne à haute tension à Segrate, une commune de la province de Milan. Son corps est retrouvé au petit matin déchiqueté par l’explosion d’une bombe, qu’il semble avoir préparée pour saboter l’approvisionnement électrique de la ville lombarde et la plonger dans le noir.

8. Le mouvement fasciste en Italie survit assez bien à la chute du régime mussolinien. Dès 46, le Movimento Sociale Italiano (MSI) est créé à l’initiative de plusieurs groupuscules, héritiers directs ou autoproclamés du Parti National Fasciste (PNF) de Mussolini. Le MSI autour duquel gravitera l’ensemble du mouvemen néofasciste italien est aujourd’hui dissout mais voit ses émanations persister jusque dans la coalition électorale aujoud’hui constituée autour de Berlusconi ! Les militants fascistes d’après-guerre se retrouve dans le MSI avec pour objectif de participer aux élections, avec pour credo par rapport au régime fasciste :  »Ne pas renier, ne pas restaurer ». En 54 et 60, des scissions voit successivement se créer Ordine Nuovo (ON) et Avanguardia Nazionale (AN), groupes antiparlementaires et plus radicaux dans leur pratiques. AN participa notamment à la tentative de coup d’État de 1970 en lien avec plusieurs secteurs de l’armée et des services secrets. Dans les années 70, on verra une multiplication de petits groupes plus radicaux notamment les Nuclei Armati Rivoluzionari (NAR), groupe armé qui commet plusieurs attentats et assassinats contre des camarades ou groupes de gauche, des actions contre l’État mais aussi le funeste attentat de la gare de Bologne en lien avec les services secrets.

9. À l’époque ce que les groupes de l’époque appellent service d’ordre désignent, contrairement aux SO actuels le plus souvent chargés de pacifier les manifs, une commission chargée d’organiser la défense des cortèges contre les flics. Cette commission spécialisée dans les actions coup de poing organisait aussi les actions offensives dans les manifs ainsi que les actions plus clandestines (actions contre des fascistes, braquages, …).

10. Il fait ici référence aux luttes qui ne sont pas dans les lieux de production mais dans les quartiers concernant le logement, l’opposition à de grands projets urbains, etc.