Chronique antitravail – Putain de pions!
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Après avoir enchaîné plein de boulots de merde pendant plusieurs années, entre l’usine, la grande distrib, le service et les missions courtes en intérim, j’ai décidé de trouver ce qu’on apelle communément « une planque ». T’sais la planque c’est ce genre de taf où tu n’es pas censé faire du 50h semaine, ne pas trop te bousiller le corps et pouvoir faire le minimum en étant pas trop mal payé dans l’attente de toucher le chômage. Du coup j’ai eu la brillante idée d’aller m’essayer du côté de l’éducation nationale en faisant le taf d’AED, ce qu’on appelle les « pions ». J’ai tenu 2 ans dans ce travail et pas une année de plus, je te raconte comment ça s’est passé. Te plains pas, c’est pas l’usine. Le contrat qu’on te propose sera toujours un CDD renouvelable d’un an (le CDI ne s’obtient qu’au bout de 6 ans d’ancienneté), des petits contrats précaires de 20h ou 30h semaine payés le SMIC. Le genre de salaire avec lequel tu vis difficilement quand tu habites une ville comme Rennes où les prix des loyers ont explosé et où, comme partout ailleurs, l’inflation galope. En plus de mes heures en semaine, je bossais de nuit à l’internat et parfois les week-ends. Bien évidemment, on était pas mieux rémunéré pour nos heures de nuit ou les dimanches et enchaîner un rythme pareil ça t’épuise rapidement. L’intérêt pour les patrons de proposer uniquement des petits contrats et de refuser des temps plein c’est de pouvoir nous interchanger dès qu’il y aurait la moindre absence, le moindre petit arrêt maladie, pour que l’éducation des futurs travailleurs ne soit pas perturbée, que la machine continue de fonctionner. Chaque moment dans l’organisation du travail est quadrillé et délimité dans le temps. Tu répétes les mêmes tâches tous les jours, encore et encore, dans un ordre bien précis. La matinée est consacrée aux appels des parents quand leur gamin est absent ou en retard. Tu fais une tournée du lycée pour délivrer des papiers et te faire envoyer chier par les profs parce que tu déranges leur cours. Le midi, t’as pas de pause, tu dois surveiller les élèves au self, seul moment où ils peuvent souffler de leur journée assomante et l’après-midi, rebelotte, tu reproduis les mêmes tâches de la matinée.

Ici, on produit pas de la marchandise directe, on fabrique pas de la saucisse ou une énième camelotte du capitalisme mais on participe au bon fonctionnement et au contrôle de la production du savoir. Une production qui a pour unique objectif de former les travailleurs de demain et faire le tri entre ceux qui méritent de réussir et les autres. Notre rôle c’est c’est de veiller à ce que l’élève arrive à l’heure, qu’il vienne en cours, mange bien et rapidement et puisse ingurgiter le roman national de l’Etat. Comme une usine à formater du vivant. En plus de tout ça, tu dois aussi t’occuper des besognes admnistratives, toutes les petites tâches bien chiantes que tes responsables ou ceux qui sont mieux payés que toi refusent de faire. Tu joues aussi parfois le rôle de psychologue ou d’infirmière pour les élèves alors que t’as toi même pas les moyens de te payer une séance de psy. Tu peux aussi endosser la casquette de prof et faire du soutien scolaire ou parfois jouer le rôle de keuf quand tes patrons te demandent d’aller gueuler sur deux,trois élèves qui foutent la merde, et ils ont bien raison. Tu te retrouves à gérer des situations qui te dépassent et tout ça pour un salaire de misère ! Nous aussi on a nos propres contremaitres, les CPE, qui sont constamment sur ton dos à contrôler ce que tu fais, à écouter les moindres échanges entre collègues. Si ta tête ne leur revient pas ou que tu ne conformes pas à la bienséance au travail (faire le moins grève possible, ne pas être une trop « grande gueule », supporter leurs histoires de bourges alors que toi tu galères à finir la fin du mois et j’en passe) c’est bye bye ! Ils ne renouveleront pas ton contrat mais attention, ils ne te viront pas parce qu’ils sont de gôôôche et ont conscience que c’est un taf de galérien, ces chiens, et préféreront te laisser patauger sous leurs humiliations quotidiennes jusqu’à la fin de ton contrat. Les patrons de gauche comme de droite, ça dégage ! Solidarité de classe : échec et mat Dans toutes mes expériences précédentes, le taf était tellement atomisé que je ne croisais jamais les autres collègues. Tout dans la division des tâches au travail est faite pour que l’échange et l’organisation soient impossible pour assurer la productivité mais la solidarité de classe, elle, subsiste.

C’est la première fois que j’ai pu m’organiser au sein de mon taf, et ce, en dehors de tout encadrement, que ce soit les structures syndicales ou les partis politiques. Pendant le mouvement contre la réforme des retraites, tout le monde en parlait au taf. L’élan collectif avait atteint les portes impénétrables du labeur quotidien. On discutait des manifs, de la réforme, de Macron et sa tête de con et de toutes les autres qui devraient tomber, celles de nos patrons en premier. On s’est vu en dehors des bureaux de la vie scolaire, à l’abris des regards insistants et on a décidé de se foutre en grève. Pour plein de collègues c’était la première fois qu’on a pu se mettre à l’arrêt. Certains en ont profité pour aller en manif, d’autres juste pour pouvoir se reposer ou s’occuper de leur gosse. On a mis en place notre propre caisse de grève, car à défaut d’avoir sa carte au sacrosaint-syndicat, on a essayé de se débrouiller comme on a pu pour que celles et ceux qui souhaitaient crier leur rage et s’organiser puissent le faire malgré la galère. Ca nous a surtout permis de se rencontrer, de discuter de nos conditions de travail, de cracher notre haine des patrons et de ce monde qui nous révolte. « Autant devenir fou quitte à être un pion » Tu te laisses très vite submerger par la fièvre ennivrante de l’insubordination mais les ennemis en face sont forts, très forts. Les managers de l’éducation tenaient leur rôle, celui de jouer la carte de la promiscuité, de faire copain copain avec les collègues en leur faisant croire qu’ils étaient de leur côté. A une condition bien-sûr, qu’on les prévienne une semaine à l’avance si on allait faire grève, histoire de pas destabiliser le bon fonctionnement de la machine. T’as déjà vu des ouvriers prévenir leur patron, une semaine avant qu’ils s’apprêtent à foutre le bordel dans leur taf ? On nage en plein délire. Alors ça joue sur nos sentiments, sur la culpabilité de mettre dans la merde les élèves qui préparent leurs examens. Si tu ne préviens pas que tu fais grève tu es convoqué dans leur bureau, t’es réprimandé et humilié comme un gamin de six piges et on ne renouvelle pas ton contrat. Des humiliations aux tentatives de casser l’élan de solidarité entre les travailleurs, tous les moyens sont bons pour briser l’organisation. On a tenu pendant plusieurs mois, en faisant grève chaque semaine, en essayant de se retrouver dans les manifs et d’écrire sur nos conditions de travail.

La conflictualité directe et le rapport de force avec nos patrons étaient quasi inexistantes car ils savent qu’on ne peut pas se permettre de perdre notre boulot. C’est aussi ce que produit le travail et son organisation, un hiérarchie prête à défendre ses intérêts directs, à nous diviser et nous isoler pour empêcher toute forme de révolte car ils en ont peur. Peur du jour où nous finirons par tout saboter, tout détruire. Peur du jour où nous mettrons fin à cette machine infernale qu’est notre exploitation. Parce qu’on a la putain de rage contre ces chiens de garde de l’Etat qui encadrent et détruisent toute forme d’organisation. La rage que ça soit toujours aux prols de trinquer pour des patrons qui se font de le maille sur notre dos. La rage contre ce système éducatif qui sape toute forme d’émancipation, qui contrôle et quadrille tous les aspects de la vie pour assurer une descendance de travailleurs dociles. S’il y a une chose dont je suis sûre et que j’ai retenu de cette expérience, c’est la joie collective qu’on a ressenti quand on a décidé de plus aller au taf et la force que ça nous a procuré. L’étincelle avant le brasier, le pari qu’on a décidé de tenter, celui de la lutte des classes, de la révolution.

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