La chambre froide

Nous proposons ici la traduction d’un texte publié aux USA sur un entrepôt de tri de colis dans les Appalaches.

En France, le tri et la distribution des colis s’organisent autour d’une myriade de sous-traitants des grands groupes. Ce système permet une flexibilité dans l’absorption des flux de marchandises à gérer.
En effet, la quantité de colis varie énormément selon la période de l’année. Comme le décrit bien le camarade dans ce texte, on observe en période de Pic (fin novembre, fin février) une arrivée massive d’intérimaires qui proviennent de différentes agences d’intérim pour venir renforcer les effectifs des entreprises présentes toute l’année. Cette marée d’intérimaires permet également la mise en place d’un ensemble de sous-traitants, qui ont leurs propres entrepôts de tri, afin d’assurer l’acheminement des flux du national vers une zone plus précise (par exemple : le département). Ces sous-traitants embauchent eux-mêmes surtout des intérimaires. Dans l’ensemble des centres de tri et de livraison, c’est ainsi une véritable armée d’intérimaires et de travailleurs précaires qui vient travailler pendant cette période du Pic. Seulement certains travailleurs temporaires, s’ils montrent suffisamment d’acharnement au travail, pourront espérer avoir un poste à long terme. Cadences infernales, heures sup nombreuses pour lesquelles il faut souvent se battre pour qu’elles soient toutes comptées, pression des petits chefs ou encore contrôle strict à la sortie pour réprimer les tentatives de réappropriation de marchandises. Dans ces entrepôts, la pression sur les travailleurs est extrêmement forte notamment pendant la période du pic  alors que le turn-over et la précarité dans ce secteur rendent l’organisation collective des travailleurs plus difficile !

Nous traduisons ici un article des camarades de whither appalachia, un collectif de communistes organisés autour d’un journal et intervenant dans la région des Appalaches aux États-Unis, traditionellement ouvrière notamment minière et où la logistique remplace peu a peu une industrie du charbon déclinante. Vous pouvez retrouver leurs articles sur leur site https://whitherappalachia.net/ !
Ce texte, The meat freezer en VO , sur l’organisation du travail et les tentatives de résistance dans un entrepôt de tri de colis nous évoque de nombreuses situations que nous vivons ici à Rennes dans des entrepôts similaires, les mêmes saloperies des petits chefs, le même travail harassant, les mêmes douches qui coulent noires en rentrant de notre nuit de taf. Parce que notre condition d’exploité ne connaît pas de frontière, organisation internationale contre le capital !

La chambre froide

par Kashka

La transformation socio-économique continue des Appalaches a été une caractéristique déterminante du siècle dernier. L’une des transformations les plus notables a été la croissance et le développement généralisés de la main-d’œuvre des entrepôts, ajoutant des nœuds au réseau logistique américain alors qu’Amazon poursuit sa marche apparemment sans limites.
Cet article, écrit par un ouvrier d’entrepôt communiste, explore les aspects fondamentaux de la discipline de travail et de la résistance des travailleurs dans la ‘warehouse belt’ (NDT : région concentrant une grande quantité d’entreprises logistiques).
La crise actuelle (et habituelle) ne laisse pas les Appalaches en reste. Le lock-out provoqué par la pandémie impacte la majorité des emplois jugés non-“essentiels” ; la demande de main-d’œuvre dans les entrepôts, les piliers de la chaîne de production américaine, croît de façon exponentielle. Cet article d’une actualité inattendue attire notre attention sur les endroits où cette crise (ou toute autre) pourrait être particulièrement destructrice, non seulement au niveau local mais aussi pour l’intégrité du capitalisme américain.

Tout a commencé par une proposition, écrite sur la porte d’un des toilettes : “Faisons grève, qui est partant ?”. En dessous, un décompte, qui a atteint une vingtaine de lignes avant d’être effacé par le personnel d’entretien. Aucune grève n’a éclaté, bien que le nombre de collègue ayant inscrit leur intérêt dit déjà quelque chose de la misère de l’expérience des entrepôts pendant le Pic, la période entre Thanksgiving et le Nouvel An, où chaque entrepôt est inondé de colis qui sont dispersés à travers le pays par des camionneurs surmenés. Les Pics des dernières années ont été relativement calmes, les équipes du Pic 2017 ne dépassant même pas 4 heures de travail la plupart des nuits. Ce Pic a été différent ; voici quelques observation sur les antagonismes dans l’entrepôt et  la discipline de travail en général.

Vers la mi-octobre, on a appris que la direction allait embaucher 20 personnes par semaine pour se préparer au Pic. UPS a toujours été très dépendante de la main-d’œuvre saisonnière, et l’idée est donc de remplir l’entrepôt puis de virer autant de personnes que possible au premier trimestre. C’est possible dans un entrepôt syndiqué (NDT : aux USA la syndicalisation est un processus complexe où les travailleurs doivent se prononcer en faveur de la création d’une section syndicale qui acquiert alors un rôle co-gestionnaire important) car personne ne peut gagner en ancienneté pendant le Pic, ce qui signifie que si vous êtes embauché le 30 novembre, vous ne serez pas membre à part entière du syndicat avant le début du mois de février. Je participe aux réunions du comité de sécurité et d’embauche parce que ça me permet de commencer à travailler 15 à 30 minutes plus tard, bien que ces réunions aient été raccourcies a cause du Pic, et j’ai donc pu entendre parler de ce plan d’embauche accéléré.

La nécessité d’embaucher 20 personnes par semaine a fait que très peu d’attention a été accordée à ceux qui ont été embauchés, ce qui a permis l’apparition de formes intéressantes de résistance des travailleurs. Un collègue que je connais bien arrivait une heure après le début du service, travaillait autant qu’il le voulait et partait. Certains jours, il ne venais pas du tout. Il travaille encore ici, étant devenu beaucoup plus régulier depuis que la saison des licenciements est arrivée et que le flux est tombé à son minimum. De nombreuses nouvelles recrues ont ouvertement méprisé les exigences de leurs chefs, car la menace de partir et de laisser leur chaîne de tri en plan suffisait à qu’on les laisse tranquilles. De même, de nombreuses personnes vinrent travailler aussi longtemps qu’elles avaient besoin de gagner de l’argent pour les vacances et partirent, sans jamais plus donner de nouvelles.

Dans ces conditions, la discipline de travail exige une approche douce, surtout pour ceux qui travaillent ici depuis quelques années. La pratique qui consiste à laisser les statistiques de « paquets par heure » (PPH) sur le bureau du chef de ligne pour que tout le monde puisse les voir est l’une de ces formes de soft power, car les personnes ayant des PPH plus faibles peuvent être harcelées par le contremaître, le manager et même leurs collègues manutentionnaires. Il n’y a jamais d’accélération officielle dans l’entrepôt, il n’y a que le bruit du contremaître qui passe, qui vous lit votre PPH et vous demande pourquoi vous êtes si mauvais dans votre travail, ou qui vous dit que vous êtes la raison pour laquelle le tapis est toujours en marche, ou qui sous-entend qu’avec des chiffres comme ceux-là, ils chercheront à vous virer. Si tu les laisse t’atteindre, c’est un moyen très efficace pour eux de te faire accélérer.

Dans les mois plus doux (NDT : avec le retour du printemps, la quantité de travail très concentré sur la période des fêtes diminue), un aspect de la discipline de travail qui est pratiquement oublié pendant le Pic revient : la “sécurité”, qui est une série d’habitudes que l’on peut reprocher à quelqu’un de ne pas suivre et qui peut servir de prétexte pour licencier qui la direction veut.
Pendant le Pic, on y prête peu d’attention et bien souvent, les nouvelles recrues ne reçoivent aucune formation dans ce ragnarok qu’est l’entrepôt. Notre PPH est plutôt le critère par lequel on vit ou meurt. Ainsi, la discipline de travail à l’entrepôt est conçue selon une approche double et le management utilisera selon le contexte soit la productivité soit la sécurité comme levier pour harceler les employés, pour accélérer la cadence ou sanctionner certains comportements. Respecter toutes les règles de sécurité, en particulier celles qui exigent l’utilisation d’un contrôleur de charge (un petit objet jaune à deux marches qui semble n’exister que pour gêner le travail), ferait chuter le PPH à un niveau inférieur à la normale, alors que pour maintenir un PPH décent, il faut ignorer les règles de sécurité et se concentrer uniquement sur la vitesse. L’accord tacite est que l’on se concentrera sur le PPH à l’exclusion de la sécurité jusqu’à la mi-janvier, lorsque l’inspecteur du travail se présentera et que tout le monde fera semblant de suivre les règles de sécurité toute l’année.

Alors que les jours raccourcissent et que l’obscurité s’installe froidement et lourdement sur l’entrepôt, celui-ci devient, pour la durée du Pic, une chambre froide pour les corps des travailleurs, tous les murs sont en briques et les sols en béton, il fait toujours plus froid à l’intérieur qu’à l’extérieur, et il y a tellement de poussière que l’eau coule noire quand on se lave les mains. Les lignes grincent, émettant un crissement métallique qui semble vouloir vous donner des acouphènes. Tous les sens sont agressés. À la fin du travail de chaque équipe, l’entrepôt dégueule une masse de travailleurs ressemblant à des zombies, dont le froid vient geler le dos couvert de sueur. Ils rentrent chez eux et découvrent dans leurs douches que leur morve est devenue noire de poussières et que tout leur corps est dégoûtant de la même manière.

Si vous chargez les camions, une chaîne est installée dans votre remorque et déborde d’un flot continu de paquets, se renversant de chaque côté, s’empilant parfois si haut que vous vous sentez pris au piège. Il n’y a pas d’autre moyen d’entrer ou de sortir que de charger, pour se frayer un chemin hors du camion, bien que cela soit rendu difficile soit par la propension des rouleaux de la ligne à se coincer, soit par une section qui se détache, soit par un paquet en dessous qui vous empêche de le repousser. La sensation est toujours la claustrophobie ; vous êtes toujours pris au piège et chaque camion est un avant-goût du tombeau. Si vous portez des couches supplémentaires pour éviter le froid, vous transpirerez à travers elles et aurez froid au moment où votre corps cessera de produire un excès de chaleur ; la température est comme un autre chef de mission, le général Winter ( NDT : hiver donc froid), qui vous incite à continuer à suer.

Pendant la période de pointe, un autre moment de la vie des entrepôts apparaît, le travail le dimanche. Le reste de l’année, la semaine de travail est de cinq jours et de 20 à 30 heures, mais en période de pointe, on doit consacrer de plus en plus de temps à l’entrepôt. On atteint souvent les 6 ou 7 heures supplémentaires par semaine, faites du plus exténuant des travail. La raison en est, comme prévu, la saison, car à l’approche de Noël, le flux devient si important qu’il se déverse et vous vole un jour de plus de votre vie, qu’il vous le rend en salaire pour que vous puissiez aller acheter quelque chose sur Amazon qu’un autre connard d’entrepôt (NDT : warehouse shithead en VO) (un ami s’est servide cette expression pour se décrire une fois et je l’ai tellement aimée que je l’utilise depuis) va passer ses fêtes à charger. Les précieuses heures de votre vie, échangées contre des maisons de poupées et des VTT, s’envolent.

Les années précédentes, quand il n’y avait pas besoin d’une soudaine poussée d’embauche, manquer un dimanche de pointe mettait votre emploi sur la sellette. Un délit d’autant plus répréhensible qu’il ne vous était pas demandé de venir le dimanche à un autre moment de l’année.
Cependant, lors du Pic de cette année, de nombreux travailleurs ont choisi de le faire sauter, car apparemment personne ne pouvait être renvoyé et la menace d’une lettre de licenciement n’était pas là pour nous contraindre à accepter les heures supplémentaire.
Les autres équipes demandaient toujours des bras supplémentaires, et on pouvait donc toujours choisir les moments où l’on voulait faire du rab ou simplement travailler comme si c’était n’importe quel autre moment de l’année, sans faire aucune heure sup’ et en ne travaillant que le strict minimum. Il n’était pas rare de voir les superviseurs des autres équipes se faire rire au nez quand ils demandaient aux gens de venir en renfort. Dans les conditions qui régnaient dans l’entrepôt, la résistance des travailleurs pouvait prendre des formes nombreuses et variées, même si elle se révélait individuelle et non généralisée.

Comme UPS est une entreprise où les travailleurs peuvent se syndiquer, la plupart des mécontentements passent par les canaux agréés par le syndicat et l’entreprise. Le travail d’un syndicat consiste toujours, en partie, à agir comme un canal officiel, capable d’absorber des ressentiments qui pourraient autrement provoquer des grèves, et à mettre en place une classe de travailleurs qui ont un intérêt matériel à ce que tout se passe bien.
J’ai été enchanté par la proposition inscrite sur la porte des toilettes, simplement parce que toute les négociations contractuelles de l’année passée tournaient autour de l’adoption d’un accord bilatéral pour exorciser le spectre imminent de l’arrêt du travail, d’une grève. Malgré toutes les bravades de la direction, le réseau logistique ne peut accepter qu’aucun nœud soit bloqué. Le syndicat – composé principalement de collègues d’un certain âge dont les plans de retraite et les salaires sont suffisamment élevés pour en faire une “classe moyenne” et de jeunes qui commencent à peine, avec peu d’espoir de conserver leur emploi dans la prochaine décennie, car les entrepôts sont de plus en plus automatisés – est un château de cartes, maintenu en place davantage par l’absence de crise financière officielle que par sa propre stabilité interne.
Dans les entreprises sans canal officiel de mécontentement, avec peu de protection sur le lieu de travail, mais avec les mêmes mécanismes disciplinaires que ceux exercés chez UPS, la possibilité d’une grève est plus grande.

L’une des curiosités uniques de ce Pic était les piles de colis qui s’entassaient sur le sol de l’entrepôt, certains empilés si haut qu’ils atteignaient presque le plafond, sans nul part où aller et sans personne pour les déplacer. C’est exactement ce que les réseaux logistiques tentent d’éviter, car tout paquet qui pourrit dans l’entrepôt est, par définition, une transaction incomplète, une marchandise achetée qui n’est pourtant pas apparue sur le pas de la porte d’un acheteur. Beaucoup de ces colis sont des colis Amazon, car, étant donné la fragilité du réseau d’entrepôts de Bezos, une grande partie du flux de cette société doit encore passer par UPS. Dans l’idéal ces colis ne restent pas immobiles car ils doivent répondre à des exigences de délai de livraison, mais l’incapacité à respecter les quotas d’embauche et à faire respecter les horaires du dimanche a fait que des sections entières de l’entrepôt ont été consacrées à des montagnes de colis, empilés comme des autels à Mammon.

Cet étrange état de fait met en évidence la fragilité de tout le réseau logistique, où une grève bien placée ou une révolte générale dans un seul de ses nœuds peut paralyser l’ensemble sans grande difficulté. S’il existe un moyen de freiner ce train, il faudra utiliser l’analyse des fragilités du système, que les difficultés liées au Pic nous montre. Si l’étrange appel anonyme à la grève ne nous amène pas à ce point, il semble montrer que ceux qui travaillent dans l’entrepôt sont conscients de la faiblesse qui réside au cœur de l’entreprise. Si un seul nœud tombe, le réseau commence à s’effondrer ; si le réseau commence à s’effondrer, d’autres nœuds pourraient se joindre et l’ensemble de l’industrie pourrait être mise en ruine. L’absence d’avenir (tant dans le sens de la crise écologique à venir que dans celui de la certitude d’une automatisation toujours plus poussée) pour les jeunes travailleurs des entrepôts signifie que les années à venir les verront transformés en champs de bataille clés de la lutte des classes, où la circulation des marchandises pourrait être arrêtée et le monde des marchandises ainsi abattu.

Je voudrais terminer par une anecdote datant de quelques mois avant le Pic, lorsqu’un chauffeur ivre a heurté les lignes électriques qui faisaient fonctionner l’entrepôt, ce qui a tout arrêté. C’était un vendredi, le dernier obstacle avant le week-end, quand d’un coup, tout s’est éteint et toutes les chaînes se sont arrêtées.
Je parlais à ma Trieuse quand l’alarme s’est mise à sonner. Tout le monde a évacué le bâtiment, assis dans l’obscurité fraîche du dehors, en attendant l’appel habituel pour retourner au travail. Rapidement, on nous a fait rentrer à l’intérieur (le chauffeur ivre était apparemment en train de se faire tirer dessus par les flics), où nous avons attendu dans l’entrepôt plongé dans le noir que les lumières se rallument, que le rythme de travail reprenne, que les choses reviennent à la normale. Rien de tout cela ne s’est produit. On nous a dit de prendre nos affaires et de partir, car le générateur de secours était en panne et il n’y avait aucun moyen de terminer le quart de travail.

Dehors, dans la fraîcheur de la nuit, nous avons ri, chanté et plaisanté alors que la foule des travailleurs partait d’un seul coup. Pendant toute la nuit, c’était comme si un dragon avait été tué. Je garde cette nuit en mémoire car j’espère qu’un jour, tous les entrepôts seront fermés et incendiés, tandis que les ouvriers acclameront les flammes.