Bologne, printemps 2017, alors que la ville commémore le quarantenaire de l’année 1977 et tente d’enfermer dans ses musées une réécriture de cette histoire qui lui échappe, les collectifs en lutte tentent de faire revivre en manifestation et dans de multiples événements ce qui a traversé ces dix longues années… À cette occasion, nous nous sommes entretenus longuement avec un camarade membre de Potere Operaio puis de l’Autonomie pour élaborer l’interview qui suit, traduite depuis l’italien et découpée en plusieurs épisodes, en voici la 1ère partie.
Le long mai 68 italien a connu, comme dans de nombreux coins du monde dans ces années-là, une agitation révolutionnaire particulièrement intense. De 1968 et surtout de « l’automne chaud » ouvrier de 69 jusqu’à la fin des années 70 le pays est traversé par un vaste mouvement politique, social et existentiel qui puise sa source dans le mouvement ouvrier en le renouvelant. Des dizaines de milliers de personnes portées par l’espoir d’abolir le capitalisme participent aux grèves, occupations d’usines ou d’immeubles, affrontements qui rythment ces années. Ce mouvement est aussi un moment de grande créativité artistique et intellectuelle qui voit foisonner journaux, fresques murales, radios pirates… Pour beaucoup, l’objectif est aussi d’améliorer immédiatement ses conditions d’existence par les luttes pour le salaire, l’organisation contre la vie chère, la libération dans la vie quotidienne.
Ce qui nous intéresse dans le mouvement italien des années 70 et tout particulièrement dans l’autonomie, c’est l’aller-retour permanent entre la théorie et la pratique, leur capacité à se doter d’une compréhension de la société à même de leur permettre d’intervenir efficacement dans le réel. C’est aussi ce que nous voulons porter dans cette interview d’un camarade bolognais ; utiliser les expériences passées, sans les mystifier, ni en faire un récit exhaustif, mais s’enrichir des réflexions d’un mouvement passé pour penser notre intervention présente.
Tout d’abord, est‑ce que tu peux expliquer ton parcours politique ?
Mon parcours politique commence en 1966 quand à 14 ans je m’inscris à la fédération de jeunesse du Parti Communiste Italien (PCI). Mais immédiatement après la mort du Che (1967)1, je me rends compte qu’il y a de gros problèmes dans leurs positions et que le Parti Communiste disons « traditionnel » n’est pas ce qui m’intéresse. J’avais déjà une vision révolutionnaire, je voulais déjà me rebeller ! Le PCI participait activement à la vie politique institutionnelle et n’avait plus rien de révolutionnaire, surtout depuis la fin de la Résistance2. À ce moment il devient clair que pour eux la révolution en Italie ne se fera jamais ; comme le disait d’ailleurs Togliatti3 ainsi que les dirigeants soviétiques. Voilà les raisons pour lesquelles je quitte le PCI.
En Italie, la période de luttes commence un an après le 68 français, peux‑tu détailler ton engagement ?
A ce moment-là, je suis au lycée et je commence à m’investir dans le mouvement lycéen. Tout de suite après, apparaît le groupe Potere Operaio (PO) à Bologne et j’adhère immédiatement à leurs thèses. C’était un groupe qui dérivait politiquement de l’opéraïsme italien4 et donc de « l’autre mouvement ouvrier » comme on l’appelait. Ce mouvement refusait les logiques soviétiques et était révolutionnaire, c’était l’opéraïsme de Tronti, Panzieri, Negri et de nombreux autres intellectuels.
Tu as été à Potere Operaio dès sa création ?
Oui, le groupe se forme en 69 dans plusieurs villes d’Italie, naturellement en premier à Rome et ensuite dans le Nord. Entre fin 69 et début 70 se monte aussi à Bologne un siège de PO, grâce à nous, encore jeunes à l’époque. J’ai été à PO jusqu’à sa dissolution après le congrès de Rosolina5 de 1973. Il a été considéré que cette forme n’était plus adaptée à la nouvelle composition ouvrière qui se créait avec le post‑fordisme. PO meurt là et les militants se réorganisent majoritairement au sein de l’autonomie ouvrière.
Est-ce que tu peux‑tu expliquer cette tendance ?
Immédiatement je rejoins l’autonomie dans sa tendance organisée parce que l’autonomie ouvrière est un concept très étendu. L’autonomie ouvrière regroupait tout ce qui était hors des partis institutionnels et des syndicats, elle était dans les usines avec les comités autonomes qui pratiquaient grèves et sabotages, etc. Donc nous on était dans une tendance de l’autonomie constituée autour de la revue Rosso7. J’ai fait partie de cette tendance jusqu’à ce que nous finissions tous en prison en 79 avec le fameux teorema Calogero8. Calogero était un magistrat appartenant au Parti Communiste qui sous la direction du Parti avait mis sur pied ce théorème qui sonne en pratique la fin de cette époque de l’autonomie ouvrière. Je dois quand même dire que le Capital à cette époque s’était déjà complètement restructuré, la composition de classe avait encore changé et l’autonomie ouvrière commençait à avoir des difficultés pour être à l’intérieur des mouvements. Nous n’arrivions plus à bien comprendre ce qui se passait. Le teorema Calogero est aussi arrivé à un moment d’incertitude politique de notre côté, et a entraîné la désagrégation de l’autonomie avec de nombreuses personnes incarcérées ou exilées (surtout en France)9.
Après, que s’est‑il passé dans les années 80 et 90 ?
Après il y a eu les années 80 qui ont été un vide politique et temporel où rien ne s’est passé, où rien de nouveau est né. Entre 79 et le début des années 90, peu de choses se sont vues en Italie. À partir de 1990, les mouvements politiques sont réapparus avec d’autres formes mais l’autonomie ouvrière, on n’en parlait plus, cette expérience politique était définitivement finie. Mais d’autres formes de l’autonomie sont apparues bien qu’elles ne se référaient plus à la vieille autonomie. Néanmoins à Bologne, comme ailleurs en Italie, il existe des petits groupes qui y font de nouveau référence, et dont les idées découlent de l’opéraïsme italien.
Nous avions une question qui peut aussi être traitée rapidement, quelles étaient les spécificités du mouvement ici à Bologne par rapport au reste de l’Italie ?
Ici à Bologne, on a toujours eu une grosse limite par rapport à d’autres villes surtout du Nord. Des villes principalement ouvrières où, encore dans les années 70 et au moins jusqu’en 77‑78, le prolétariat était encore fort, et la classe ouvrière d’usine entretenait les luttes. À l’inverse à Bologne, par sa nature de ville universitaire, la fac avait le même rôle que la Fiat à Turin10. À l’époque il y avait plus de cent mille inscrits à l’université de Bologne et il n’y avait que peu d’étudiants provenant d’autres villes. Beaucoup d’étudiants bolognais entraient donc à la fac avec l’expérience des luttes dans les lycées. Les lycéens étaient très forts et organisés à cette époque, surtout au sein de l’Autonomie et avant, dans Lotta Continua (LC) et PO principalement. Ici l’université était l’épicentre des luttes. Il y avait bien sûr quelques usines, même si maintenant il n’y en a presque plus, mais c’était surtout des usines métallurgiques qui étaient totalement contrôlées par le PCI et la CGIL. C’était donc impossible d’intervenir politiquement à l’intérieur. On a essayé mais on n’a jamais réussi à s’y implanter. Il faut quand même dire que c’était des petites usines peu significatives au niveau des luttes, notamment parce qu’elles étaient contrôlées par les ouvriers du parti communiste et du syndicat qui évidemment ne participaient pas aux luttes. Donc structurellement Bologne a toujours été une ville étudiante, les luttes ici sont toujours parties de là. Il y avait aussi une particularité dans le fait d’habiter et de s’organiser dans une zone contrôlée entièrement par le PCI. Ici depuis toujours, depuis la fin de la guerre et de la Résistance, avec le maire Dozza, au-delà des transformations et changements de nom, PCI, PDS, DS, aujourd’hui PD, ils ont toujours eu le pouvoir. Aujourd’hui ça change un peu parce que les gens sont dégoûtés, même leurs militants sont dégoûtés.
On se demandait qu’est‑ce que voulait dire pour vous être ouvrier à cette époque et comment s’organisaient les luttes dans les usines ?
À l’époque, on raisonnait encore en terme de fordisme même si le post‑fordisme était en train de se mettre en place. Même si la classe ouvrière reste encore très forte, il y a un changement de paradigme productif et donc de composition de classe. En Italie la classe ouvrière commence à décliner avec le fameux cortège des 40 000 de la Fiat11, notamment à cause du Parti Communiste et de la CGIL, qui à cette époque prennent en main les cadres intermédiaires et dirigeants en les organisant. Ce cycle de lutte se finit donc et fût sans doute le plus important d’Europe, parce qu’il a exprimé des niveaux de conflictualité et de combativité très très élevés. N’oublions pas qu’ici, en Italie, ce qui est particulier et qui n’est pas arrivé dans le reste de l’Europe, c’est que le phénomène de la lutte armée a duré 10 ans et sans doute encore plus. La lutte armée en Italie ne part pas des étudiants, elle part des usines au début, après s’unissent aussi les étudiants, employés, chômeurs. La composition devient plus diverse, mais les grandes luttes et aussi les plus extrêmes partent vraiment des usines. Les ouvriers étaient très forts et menaient de nombreuses luttes de manière autonome, prenant directement ce dont ils avaient besoin. S’ils devaient diminuer les rythmes, augmenter les salaires, obtenir des droits, ils combattaient en bloquant les usines, pratiquant sabotages, cortèges internes12, qui mettaient à mal la production. C’était pour ainsi dire « l’illégalisme de masse ».